Voir primére part –
Voir conclusions
Les changements structurels en Amérique latine ont laissé la place à deux transformations du paradigme de l’action collective : d’abord, l’action collective s’organise désormais autour d’axes ou de lignes d’action et non plus par la fonction des acteurs sociaux dans la structure (Offe 1997). Garreton (2002) présente quatre axes d’action qui représentent une priorité et conservent leur propre dynamique:
Réformulation de la modernité. Cet axe se centre sur la lutte contre le modèle de modernité et en faveur de la diversité culturelle et identitaire. Ce type d’action sociale s’oppose à la modernisation des pays industrialisés basés sur leur mode de consommation et sur leurs aspects dits culturels. Ainsi, la vision qui émerge en Amérique latine de sa modernité se base sur des racines indigènes qui le sont propres.
Démocratisation politique. Il s’agit notamment de remplacer les régimes autoritaires par des gouvernements démocratiques par le biais de la négociation dans un cadre institutionnel. L’aspect le plus important est que le pouvoir change de mains et que des différents partis politiques émergent.
Reconstruction des économies nationales et l’insertion dans l’économie mondiale. Les conséquences de la transformation du modèle de développement est un autre axe d’action collective. L’insertion des pays d’Amérique latine au marché international après l’échec du développement orienté vers l’intérieur, a réduit considérablement le rôle de l’État dans l’économie. Toutefois, la population est soumise aux intérêts économiques particuliers autant nationaux qu’internationaux. Le résultat a été une participation limitée d’un secteur de la population qui cherche un modèle alternatif.
Démocratisation sociale. Elle a deux significations principales, soit la redéfinition de la citoyenneté et la lutte contre la pauvreté et l’exclusion. Il existe une croissance sans précédente de la dimension sociale qu’implique la citoyenneté en le sens que pratiquement toutes les revendications sont faites pour protéger les droits citoyens. Les champs d’action peuvent varier entre des luttes contre la discrimination, pour le bien être social, contre la perte de droits, etc. Il faut noter que parfois les revendications ne sont pas forcement dirigées vers l’État, comme par exemple celles concernant la protection de l’environnement ou qu’elles considèrent seulement un segment de la population (groupes ethniques, par exemple). Dans ce contexte, on remarque souvent que les institutions qui étaient censées promouvoir certains droits n’existent même pas ou sont très récentes. L’autre aspect de la démocratisation sociale, et celui qui nous intéresse le plus, est lié à l’exclusion sociale et à la pauvreté croissante dérivée du modèle socio-économique actuel.
Nous allons analyser dans les sections suivantes la naissance des réseaux sociaux qui ont facilité ces axes d’action, notamment celui de la démocratisation sociale.
2.1 L’émergence desréseaux solidaires au Mexique et au Chili.
La construction nationale de l’État dit libéral dans les deux pays a été le résultat des régimes autoritaires précédents. Le régime de Porfirio Diaz au Mexique a abouti en une révolution et le pouvoir central des « mercaderes » au Chili a décliné vers 1891 avec une lutte au niveau des élites pour le partage de pouvoir. Le début du 20ème siècle a marqué une nouvelle ère pour les deux pays. De la révolution mexicaine naît le prédécesseur du parti qui prendra le pouvoir jusqu’en 2000, le PRI.[9] De l’oligarchie commerçante chilienne émerge un État libéral démocratique, mais très faible et surtout, très contesté (Salazar et Pinto 1999). De plus, le coup d’État de Pinochet a bloqué pendant quelques années la suite de la démocratie chilienne. Dans ce contexte, nous allons analyser la naissance de quelques mouvements sociaux.
Selon Tarrow (1994), l’action collective est inscrite dans la conscience sociale. Les groupes actuels agissent de façon similaire à leurs ancêtres. Autrement dit, très souvent il existe déjà des antécédents avant l’apparition d’un mouvement social. Notre but dans cette section est justement d’identifier les « ancêtres » du mouvement équitable dans les pays concernés. Ainsi, il est intéressant de constater l’existence des réseaux solidaires dans les deux pays qui précédent les mouvements socio-économiques. Dans le cas du Mexique, ils sont profondément enracinés dans la tradition communautaire de quelques groupes indigènes et liés à la conscience ethnique et au respect de la nature. Esteva (1996 : 119) utilise l’exemple de quelques villages au Oaxaca, o๠« tout un réseau de solidarité constitu[e] le tissu social qui est le soutien de la ville ». De même, dans une communication personnelle avec le coordonnateur de l’organisation civile Vinculación y comunicación social, Francisco Aguirre, nous avons appris que nombre de petites communautés rurales au Sud du Mexique basent leurs relations sur des pratiques solidaires anciennes comme le « tequio[10] » depuis longtemps. Quelques exemples de ces pratiques se trouvent dans des petites communautés à Oaxaca qui ont réussi à mettre sur pied des services comme des écoles grâce à ce système[11].
Ainsi, nombre de communautés indigènes au Sud du Mexique se base sur le principe d’aide communautaire dans un contexte o๠l’État est, soit inexistante, soit prédateur. En effet, le système normative, qui régule des pratiques pareilles, soulage « las carencias e inadecuaciones del sistema nacional de justicia en las comunidades indígenas » (Carlsen 1999). Seguier (1983) ajoute que souvent les organisations paysannes au Mexique sortent du cadre imposé par le gouvernement afin de créer des unités autonomes, plus démocratiques et surtout plus égalitaires. Ainsi, « souvent […] les paysans réussissent à abandonner leur attitude de ‘solliciteurs’ […] en attente d’une solution improbable qui viendrait ‘d’en haut’ ; ils constituent un groupe de pression qui prend en main ses revendications et tend à se suffire à lui-même » (Seguier 1983 : 13). Une autre sorte d’organisation sociale se développe surtout sous forme de coopératives agricoles dans quelques régions du Sud du Mexique. L’importance de cet aspect pour notre travail repose sur le fait que la base du commerce équitable, du côté de producteur, est l’association, la coopérative, qui encouragent la solidarité interne. Même si cela n’est pas notre centre d’analyse, il faut le prendre en compte afin de comprendre la création des réseaux sociaux qui soutiennent le commerce équitable.
Néanmoins, en termes généraux, la société civile demeure plutôt silencieuse au lendemain de la Révolution mexicaine. L’État paternaliste octroie les services de base et la population ne trouve pas les motivations pour mobiliser. De toutes façons, le gouvernement fait peu pour entendre la voix populaire. En effet, les organisations indépendantes, particulièrement celles de travailleurs ou de paysans, ont été systématiquement réprimées et les leaders poursuivis. Les manifestations sont marginales : quelques unes s’observent dans les zones rurales, mais toutes restent très peu visibles. La seule grande mobilisation a été celle des 1968, liée au mouvement étudiant, mais qui a été rapidement réprimée et dont les leaders ont été cooptés.
Les mobilisations mexicaines ont toujours été marginales et peu visibles, alors qu’au Chili elles sont plus évidentes. En effet, dans ce pays il y a eu des mobilisations sociales contre l’oligarchie depuis les années 70. Même avant l’arrivé d’Allende au pouvoir, plusieurs secteurs de la société comme les ouvriers, les paysans, la petite bourgeoisie et le mouvement étudiant se sont ressemblés dans leurs revendications urbaines. L’ un des plus importants mouvements repérés a ainsi été l’appropriation des terrains et la création des campements qui sont ensuite devenus des quartiers populaires.[12] Selon Castells (1975 : 93-94), il ne s’agissait pas autant d’une crise de logement que d’un processus social,
« étroitement lié aux rapports entre les forces sociales […] dans le mouvement de pobladores, au Chili, on trouve plus clairement une expérience historique concrète des conditions sociales d’articulation de l’urbain, du politique et du révolutionnaire, c’est-à -dire, d’un mouvement social urbain »
Les échecs de la part du gouvernement pour régler les problèmes de logement n’ont fait que renforcer le courant revendicateur. Or, l’implantation des campements présente un nouveau type d’organisation sociale et met en évidence l’apparition de nouvelles forme de lutte. Les principaux soucis dans ces nouveaux campements tournent autour de la sécurité, de la justice et de la discipline. Cette situation a favori la création de systèmes sociaux autonomes. Il serait une exagération de dire que l’harmonie était totale à l’intérieur de tous ces campements, d’autant plus que chaque campement a pris sa propre tangente.[13] Toutefois, il faut reconnaître les nouveautés sociales qui en sont issues : la justice comme concept a pris un sens nouveau, soit la protection des valeurs collectives en dehors du cadre légal de l’État. En outre, le mode d’organisation permettait à ceux qui étaient en chômage de faire des petits travaux collectifs payés par ceux qui avaient du travail. Finalement, et ce qui est pertinent pour notre sujet, « la capacité de résoudre les problèmes de consommation collective dépendait uniquement, dans une première phase, du nouveau de mobilisation et d’organisation des squatters… » (Castells 1975 : 102-103).
En outre, dès 1973, d’autres réseaux ont été formés sous les auspices de l’Église de Santiago qui a fondé le comité pour la Paix au Chili en septembre (COPACHI), comme réponse au régime de terreur. Le comité a travaillé d’abord sur des actions humanitaires, mais les programmes ont rapidement servi de base pour la reconstitution des forces sociales qui avaient été détruites. Ils ont établi aussi des liens avec le Conseil international des Églises et le COPACHI a servi en tant que centre d’information. En fait, ce groupe qui a commencé avec la protection des droits humains s’est ensuite constitué en réseau de création de groupes d’opposition. Il a également aidé les paysans à s’organiser et à canaliser l’aide sociale et à organiser des réseaux de travail social. Les séminaires et les ateliers ont servi de centres de solidarité. La recherche de solutions alternatives aux problèmes de famine et de chômage ont provoqué la naissance de coopératives d’achat et de vente. Il est intéressant de noter que, de tous les pays qui ont subi un régime autoritaire, le Chili a été le seul à avoir eu une organisation de défense des droits de l’Homme. La seule existence de la COPACHI a encouragé la création d’autres groupes de défense des droits : ceux-ci constituaient l’élément symbolique de la dénonciation collective des régimes autoritaires. Ces réseaux informels ont surmonté les barrières qui séparaient les gens des différentes professions. Les deux ont offert les bases pour l’émergence des réseaux sociaux plus vastes (Fruhling 1992)
D’ailleurs, à l’image du Mexique mais dans un autre espace, l’exclusion sociale a poussé les groupes de petits producteurs ou d’autres associations partageant les mêmes intérêts à s’unir : « …[s]ujeto a la voluntad de
supervivencia. Allí, los peones se buscaron unos a otros. Y donde pudieron desarrollar un espacio propio […] desarrollaron redes móviles, microasociaciones que, poco a poco, cubrieron […] todo el territorio nacional… » (Salazar y Pinto 1999 : 91-92). Il ne s’agissait pas seulement les peones mais de pratiquement tout groupe de travailleurs ou de petits producteurs marginaux. Ces noyaux sont devenus des véritables centre de civisme populaire et de conscience de classe. Ainsi, l’exclusion sociale a abouti dans l’organisation privée.
Dans la section suivante, nous allons analyser les axes d’action de la société civile urbaine sous la lumière de deux variables : l’ouverture démocratique et l’ouverture économique et leur influence sur le comportement économique alternatif.
2.2 Naissance de la conscience sociale.
La décennie des années 80 marque la naissance des mouvements sociaux en Amérique latine en général, dans le cadre de l’ouverture démocratique. Habituellement, les mouvements prônaient la fin des régimes autoritaires, mais aussi l’augmentation des dépenses en éducation, services, protection et respect des droits de l’homme. D’autres aspects, comme la crise économique, ont également joué un rôle important. Touraine (1989 :410) fait une remarque très intéressante : « après une longue période de développement dépendant […] les pays latino-américains sont condamnés à augmenter leur capacité d’initiative publique et privée. » En effet, cet auteur affirme que les conséquences dramatiques de la crise des années 80 ont manifesté une capacité d’action peu commune à l’intérieur de la société civile. Bref, les transformations au niveau international, le remplacement des régimes dictatoriaux ou totalitaires, la fin du développement vers l’intérieur, la transformation de la structure sociale qui a provoqué l’augmentation de la pauvreté et l’exclusion et finalement la crise du modèle de modernisation, ont été à la base de la rupture des formes traditionnelles d’organisation sociale ou populaire. En fait, selon Garreton (2002), une des tendances de la société civile dans le cadre de la mondialisation est justement l’effort de se renforcer à travers les principes de citoyenneté, de participation et de prise de pouvoir des différentes conceptions du capital social, par le biais de l’identité et des principes communautaires.
Dans cette partie, nous allons nous attarder d’abord sur la naissance de la conscience civile si essentielle à la mise en places des mouvements. Nous allons avancer également l’argument de Seguier (1983) qui affirme que dans la « bataille inégale » de certains groupes, notamment des paysans, pour défendre leurs droits, d’autres secteurs vont leur offrir du soutien. De formes de coopérations sont donc établies au nom de la solidarité. Il faut noter également que les mouvements sociaux issus de la libéralisation économique ont produit des réformes et répondent à l’accroissement de la pauvreté. Pourtant, ces mobilisations sont plus modérées que les précédentes et ont souvent renoncé à l’usage de la violence. La tendance est de créer des alliances et de former ainsi des coalitions plus vastes (Duquette 1999).
Salazar et Pinto (1999) décrivent la société civile comme une sorte d’entité qui surveille les actions de l’État que même si « hoy miran pasivamente, mañana bien pueden mirarlo como “juez" » (Salazar et Pinto 1999 : 69). La société civile est donc susceptible de se constituer en contre-pouvoir et prendre les décisions en main. Elle est la représentation des relations entre les individus, les groupes et les classes sociales qui développent des relations en dehors du pouvoir de l’État.[14] En effet, dans des situations critiques du processus de construction (ou de reconstruction) de la société, comme la crise de la dette (Touraine 1988), la société civile tend à agir par elle-même, à résister à l’ordre imposé et à créer ses propres organisations. Dans le cas du Chili, par exemple, le droit à la résistance de la société civile a agit en tant que pôle d’attraction des divers secteurs de la société, comme une grande partie de la classe moyenne et même de l’Église (Salazar et Pinto 1999). Cette section sera ainsi consacrée à l’analyse de la société civile comme berceau des mouvements sociaux au Chili et au Mexique. Nous allons considérer comment, même si la société civile ne peut pas gérer elle-même le pouvoir politique, elle est capable de développer un pouvoir d’action autonome.
2.2.1 L’espace politique
Au Chili, la dictature militaire a agit en tant que catalyseur de solidarités. En effet, Salazar et Pinto (1999) signalent que, lorsque les victimes de la répression se sont assemblées, elles ont exprimé une solidarité sans précédent. Nombre d’associations, notamment de défense des droits de la personne comme celles que l’on a mentionnées plus haut, en sont issues. En outre, les années 1983 à 1987 ont témoigné des cycles de protestation pour la démocratie les plus récurrentes au Chili. Selon l’approche de Hipsher, l’institutionnalisation des mouvements au Chili a résulté en la marginalisation. De plus, au début des années 80, le Chili a traversé une forte crise économique et le chômage a atteint des taux de 30%. La crise économique a généré une crise politique, ce qui a ouvert la possibilité de la protestation. En effet, « la convergence d’une pression pour la démocratie et d’une pression économique pour la récupération du niveau de vie antérieur apparaît comme le mécanisme normal de réaction antidictatoriale » (Touraine 1989 : 428). La première grande protestation contre le régime de Pinochet a eu lieu en 1983, lorsque la confédération de travailleurs du cuivre a appelé pour le jour national de protestation contre le régime. L’activisme de la population s’explique en partie par l’impression qu’elle avait de la situation économique. En effet, selon Dabène (2003), en 1983 « les chiliens avaient l’impression que leur situation était pire qu’en 1973. » Ainsi, plusieurs secteurs de la population ont participé, parmi eux les étudiants, les pobladores et les travailleurs de la classe moyenne. À partir de ce moment, un jour national de protestation a eu lieu chaque mois, jusqu’à 1987. Toutefois, la perte de légitimité graduelle de la dictature n’a pas amené à sa chute lors des protestas.
D’autre part, malgré le sentiment général d’apathie politique au Mexique, la transition vers l’ouverture démocratique a entraîné une transformation et une prise de conscience de la part de la population. C’est en fait à partir de 1988 que le terme « société civile » a pris du sens lors de la naissance à la vie politique du Parti de la révolution démocratique (PRD) qui a, en tant que parti d’opposition, réorganisé la société et articulé les mouvements sociaux et les organisations populaires intermédiaires. C’est à ce moment que des nouvelles forces ont émergé et que des organisations indépendantes se sont formées. Un des mouvements les plus importants a été le Mouvement citoyen, crée en 1991. Lors d’une ambiance politique turbulente et une possible fraude dans les élections précédentes, d’autres mouvements citoyens se sont suivis afin d’agir en tant qu’observateurs pendant les suffrages : Alliance Civique et Observation ’94. En général, la majorité des mexicains ne font pas confiance aux institutions politiques. Ils sont plus favorables aux forces sociales et croient que c’est en fait sur celles-ci qui repose la réponse aux problèmes du pays (Camp 1993). Cet aspect était déjà évident depuis le tremblement de terre en 1985, qui a dévasté une partie important
de Mexico. À l’époque, les habitants de la ville ont fait preuve de solidarité et d’union. Les inadéquations du gouvernement lors de la tragédie ont poussé la société civile à créer des coalitions. Cela a renforcé les demandes communautaires face à un gouvernement qui ne voyait que pour ses intérêts.
Ainsi, lorsque le gouvernement a perdu sa capacité d’exercer ses fonctions, il a laissé la place à une dispersion d’activités et au manque de confiance de la part de la population. Dans le cas du Mexique, le parti et le gouvernement prenaient le contrôle de pratiquement toutes les sphères de la vie quotidienne et cela empêchait la prise de conscience de la société comme facteur de changement. Désormais, la participation a été rendue possible lorsque le gouvernement a montré son incapacité à tout gérer. L’importance des organisations civiles se situe dans la décomposition des forces politiques en 1988, dans la fraude et la perte de légitimité qui ont érodé les bases politiques. Ironiquement, c’était l’administration du Président Salinas qui a donné l’impulsion finale aux mouvements sociaux lors de la mise en place de son programme Solidarité, qui justement faisait appel au sentiment d’unité et de nationalisme mexicain afin de créer des liens solidaires, voire des mouvements indépendants. Ainsi, la société civile est devenue de plus en plus présente dans le développement du pays (Palavicine 2001).
2.2.2 L’espace économique
Le début des années 80 marque la fin d’une période de forte croissance économique. La crise ultérieure est si grave que le niveau de vie des pays se voit « reculer de quinze à vingt ans » (Touraine 1988 : 397). Pendant les années précédentes à l’ouverture commerciale et la crise de la dette, l’État se définissait comme le moteur de la croissance économique et comme fournisseur du bien-être social. Dans le cas du Mexique, l’État est devenu l’acteur principal du développement face au faible épargne nationale. De plus, les secteurs stratégiques de l’économie étaient en mains de l’État, ainsi que les institutions financières et de distribution des aliments de base. Selon Carré et Séguin (1998), le Mexique était un des rares pays en Amérique latine à avoir adopté une politique sociale. Comme nous l’avons mentionné auparavant, ce paternalisme étatique a largement anesthésié la société civile, qui n’avait point besoin de se révolter. Pourtant, à partir de 1981, le Mexique a perdu sa croissance forte et régulière et a dû s’embarquer dans l’aventure néo-libérale. Comme presque partout en Amérique latine, l’État a dû rompre avec le modèle national-populaire et réduire les dépenses publiques. Le cas du Chili est différent. C’était lors de la dictature militaire, sous l’auspice des Chicago boys, que la transformation économique a eu lieu. La conséquence sociale la plus grave a été la baisse des salaires et l’augmentation du chômage. La dictature de Pinochet a fait des choix économiques qui ont bénéficié à un secteur de la population en dépit des autres. Déjà , dès les années 60, le pouvoir politique est extrêmement concentré dans les mains d’une petite élite, mais avec la mise en place des mesures néo-libérales des années 80, la concentration est devenu encore plus évidente. Cette transformation de la structure économique chilienne a eu des conséquences importantes, comme la paupérisation des couches déjà marginalisées et la montée du chômage (Guillaudat et Mouterde 1995). En effet, cette crise économique a été à la base des mobilisations sociales déjà mentionnées et o๠des réseaux préétablis, comme les pobladores, ont expérimenté un renouveau.
En outre, le mouvement zapatiste a joué un rôle clé dans la prise de conscience de la population. C’est événement se situe dans le cadre du manque de légitimité du parti politique en place, mais surtout dans la transition du Mexique à la modernité. En effet, le premier janvier 1994, le jour d’entrée en vigueur de l’ALENA, la société mexicaine a assisté à la déclaration de guerre d’un groupe armé, dont la plupart étaient des autochtones, en la région la plus marginalisée du Mexique, le Chiapas. Les revendications demandées par les insurgés, si simples comme le droit à la terre ou le respect de leur dignité, sont devenues le centre d’attention et ont largement remis en question l’ouverture économique récente. Les conséquences sociales ont été diverses. D’une part, une partie importante de la population, notamment dans les régions urbaines, a été secouée par ces événements et a pris conscience de la gravité de la situation au Chiapas. D’autre part, certaines organisations locales ont émergée. Un exemple est la société civile dénommée Las Abejas, qui naît comme une réponse à la situation des constantes injustices et violations des droits humains des autochtones au Chiapas. Cette association développe une activité très concrète pour la défense des droits des peuples autochtones. Ils ont l’espoir de promouvoir des changements positifs et un développement autonome des communautés des Hautes-Terres avec de moyens pacifiques.
La crise de la dette a donc transformé le paysage social en Amérique latine. Le modèle de développement précédent a été remis en question et, à partir des exemples comme le Chili et l’Asie, ainsi que sous les pressions de la Banque mondiale et du FMI, un nouveau modèle s’est imposé : le libre marché. Selon Salazar et Pinto (1999), la logique de la modernisation qui veut la transformation néo-libérale de l’État, ne contient pas un caractère ni social ni civil. La population, surtout la plus démunie et qui avait mis des attentes sur la transformation économique, s’est rendu compte rapidement que le changement de régime ne soulageait pas la pauvreté. En effet, selon les Salama (1999) lors de l’imposition néo-libérale, les revenus diminuent de plus en plus, il y a une augmentation de l’économie informelle, les dépenses sociales diminuent et la pauvreté augmente.
De façon générale, face à cette situation, un secteur de la population s’est donné la tâche de créer des réseaux solidaires profonds. Beck (2003) ajoute à cet argument que les promoteurs du néo-libéralisme ont imposé des règles en leur avantage, mais que la société civile a profité de la crise de légitimité du modèle néo-libéral pour proposer des nouvelles valeurs, ainsi que de nouvelles normes. Ces mouvements visent à changer les décisions d’achat des consommateurs afin d’améliorer les conditions de vie des petits producteurs. Ainsi, dès le début des années 90, la population en générale était très déçue de l’incapacité de l’État de répondre aux besoins de base et de distribuer équitablement le revenu. Salazar et Pinto (1999) montrent trois formes d’action qui ont été issues lors de la mise en place des mesures néo-libérales. Une d’entre elles est la formation des groupes qui prônent un discours « trans-libéral, » avec un projet alternatif basé sur la solidarité. Les participants ont expérimenté eux-mêmes les effets négatifs du libre marché et ils encouragent des solutions réelles pour combler le « déficit » du développement local. Parmi ces acteurs on trouve les Organisations non-gouvernementales qui depuis les années 70 ont accompagné les groupes marginalisés. Les ONG démontrent de plus en plus d’autonomie politique, culturelle, voire même sociale des secteurs oubliés par le libre marché. Il existe, selon les auteurs, trois caractéristiques différentes de ce discours pro-société civile : le rejet total ou partiel du modèle néo-libéral ; l’adoption de valeurs solidaires et humanistes comme fondement de la politique et de l’économie ; et l’encouragement de la participation civile.
L’opinion publique est la clé stratégique des mouvements so
ciaux dans la mondialisation et c’est elle qui détermine l’efficacité des actions de la société civile. Le contre pouvoir doit s’exercer à l’aide de systèmes d’information, d’un travail su l’opinion publique. C’est dans ce domaine justement que le ONG de commerce alternative centrent leurs efforts.
2.3 Les moyens d’action et les Organisations non-gouvernementales
La tendance du commerce équitable au niveau nationale est d’utiliser les opportunités politiques et le savoir-faire déjà en place. Nous avons pu observer qu’autant au Mexique qu’au Chili, des mobilisations sociales précédentes ont établi quelques rapports solidaires si essentiels. L’échec du modèle de substitution des importations, la crise de la dette et le retrait de l’État lors de l’ouverture commerciale ont motivé certains secteurs de la population à chercher des modèles alternatifs. Il s’agit de « la búsqueda de un cambio de este modelo por otro que busque la solidaridad entre las personas » (DESMI 2001 : 38). À ce propos, les organisations non gouvernementales et d’autres associations civiles se sont rendu compte que la construction d’alternatives part de la base « de las concepciones aprendidas del trabajo y la sociedad » (DESMI 2001 : 38). Ainsi, cette section analyse le travail fait par quelques organisations locales de commerce équitable dans les deux pays. Il est important de noter que la production équitable diffère entre les deux pays. Le produit principal dans le marché alternatif au Mexique est le café, alors que le Chili se spécialise dans le vin. Il existe, par contre, nombre de produits commercialisés à l’intérieur du réseau, qui ne portent pas de label spécifique. Le principe, pourtant, demeure le même.
Les Organisations non gouvernementales ou les associations civiles sont une reconstruction de la société, spécialement lorsque la politique est réprimée par l’autoritarisme ou lorsque la société est atomisée par le marché. Leur stratégie repose sur l’offre d’appui et d’organisation, notamment pour les plus démunis, sur l’établissement de liens entre ces secteurs et des institutions de droits de l’homme, religieuses, économique et politiques, soit nationales ou internationales. (Garreton 2002). Elles sont très souvent à la base de ces nouveaux mouvements sociaux (ou socioéconomiques), et elles agissent en tant que moteur et parfois comme intermédiaire entre les petits producteurs et les acheteurs. En ce sens, on peut affirmer que les ONG sont les « leaders » du mouvement du commerce équitable. Vu que les mouvements sociaux rarement possèdent des motivations claires ou de contraintes pour les sortants, les leaders doivent prendre une fonction créative. Ils doivent inventer, adapter et combiner plusieurs sortes d’action afin de stimuler la mobilisation et l’appui à l’action collective. De même, la création de réseaux identifiables et des institutions qui guident l’action collective sont essentielles pour la tenue à long terme du mouvement (Tarrow 1994).
Les ONG qui travaillent sur le commerce équitable sont en quelque sort complémentaires. Des organisations comme Desarrollo económico y social de los mexicanos indígenas DESMI, travaillent directement avec les petits producteurs et qui les offrent du soutien autant économique que de formation. La finalité de DESMI est le renforcement des liens solidaires et l’apprentissage communautaire, c’est-à -dire, l’établissement de rapports sociaux et d’appui mutuel. Elle encourage aussi le travail en coopératives. Il faut noter que cette organisation a repris le concept déjà mentionné, le tequio, afin d’encourager et d’élargir les rapports solidaires. Selon quelques recherches de l’association Tequio.org[15], il existe une perte graduelle des valeurs liées à cette pratique, que DESMI essaie de récupérer. Mais pour qu’un travail pareil donne des fruits, il est nécessaire d’avoir une contrepartie, des petites entreprises locales et surtout, des consommateurs responsables. Il existe donc des organisations qui travaillent aussi le côté consommateur, comme c’est le cas de Vinculación y comunicación social, dont le coordonnateur signale que,
“En lo que respecta al sistema de comercio justo, es precisamente el consumidor quien representa su soporte principal debido a que proporciona los dos elementos básicos para su funcionamiento: a) un interés inicial concreto por una situación o problema (económico, social, ambiental, etcétera) que genera diversas acciones tendientes a solucionarlo y; b) los recursos económicos, principalmente, con los cuales concluye el ciclo de producción, comercialización y consumo, en donde participan productores, compradores, certificadores, transportistas y otros, y que da paso a un nuevo ciclo." (Aguirre 2002).
Le même auteur mentionne que les promoteurs du commerce équitable international ont travaillé avec certains secteurs de la société civile mexicaine afin d’élargir le marché local. Ils encouragent fortement l’économie solidaire qui se base sur les pratiques autochtones anciennes. Les secteurs qui ont répondu rapidement, notamment les étudiantes et la classe moyenne, faisaient parti de réseaux solidaires déjà en place. La tâche principale des organisations de ce type est la sensibilisation auprès des consommateurs et l’établissement de liens entre les consommateurs intermédiaires et les petits producteurs. Une autre organisation plus ancienne, Comercio justo México, est aussi à la base du développement de la conscience sociale et de la consommation responsable au Mexique. Les programmes des ONG au Chili sont semblables. Des organisations comme Alianza Chilena por un Comercio Justo y Responsable prend en main la continuité dans la création de rapports entre les petits producteurs et les consommateurs locaux. Des associations religieuses sont également impliquées dans le marché alternatif. Une d’entre elles, la Fondation Solidarité (FSC), est issue d’un programme du Vicariat de l’Église Catholique chilienne et qui est en fait le prédécesseur de la COPACHI.. Cette dernière organisation a profité du vaste réseau établi dès sa fondation pour créer un marché solidaire d’artisanat des classes sociales démunies.[16]
Il existe également dans les deux pays des expériences nouvelles d’économie solidaire. En effet, des alternatives économiques comme le troc ou la création de monnaies locales ont émergé dans certaines communautés. L’initiative chilienne commence en 2000, à l’abri de El Instituto de Ecología Política[17] et au Mexique en 1996 avec l’aide de La Otra Bolsa de Valores. Cette dernière constitue un système alternatif non seulement d’activité économique, mais aussi de communication sociale et surtout de rassemblement communautaire dans le cadre d’un marché appelé tianguis Tlaloc. Leur idée de base est d’offrir des outils de développement local à la société civile.[18] ElInstituto de Ecología Política est un ONG qui est préoccupé surtout par l’environnement, mais qui inclut dans son terrain d’action la création des rapports solidaires. Le nom de leur expérience est "Permutando talentos para alcanzar la equidad". Les idées de base de leur projet sont l’établissement de réseaux de troc multiples et la promotion des liens solidaires comme alternative aux rapports inégaux du marché conventionnel.
En outre, nous avons mentionné le tremblement de terre au Mexique en tant que catalyseur de solidarité. Une ONG, "Promoción del Desarrollo Popular, Asociación Civil", fait du travail social et fait la promotion de l’autogestion auprès la population démunie. Cette organisation
a pris son essor justement lors du tremblement de terre en 1985 et a à l’époque mis en place des centres de financement pour aider les petits commerçants affectés par la tragédie. Ils ont généré plus de 200 projets. Ce groupe a été aussi à la base de la création du tianguis Tlaloc à côté de La Otra Bolsa de Valores [19] De façon plus générale, on peut affirmer que le tremblement de terre a été un des facteurs qui ont promu l’organisation citoyenne et qui ont encouragé la création des ONG. L’incapacité de l’État à agir a été le moteur principal.[20]
Notas.
[9] Partido Revolucionario Institucional
[10] Ces communautés sont organisées de façons que si une famille a un problème, le reste de la communauté s’engage à l’aider. C’est le principe de base du tequio.
[12] Il s’agit du mouvement pobladores.
[13] Pour une description plus complète des lignes d’action des différentes campements, voir Castells, Manuel, 1975, « De la prise de la ville à la prise du pouvoir : lutte urbaine et lutte révolutionnaire dans le mouvement des pobladores au Chili » dans Manuel Castells, Luttes urbaines, Petit collection maspero, 112 pp.
[14] N. Bobbio cité par Salazar et Pinto (1999 : 93)
[17] et www.iepe.org
Datos para citar este artículo:
Ana Isabel Otero Rance. (2005). Les mouvements socio-économiques au Mexique et au Chili: Structure d'opportunité et les réseaux solidaires au Mexique et au Chili (2). Revista Vinculando, 3(1). https://vinculando.org/comerciojusto/comjusto_mexico_chili1.html
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