Table de matières
Introduction
I. Approche analytique
1.1 Les mouvements sociaux
1.2 Nature et évolution des mouvements sociaux
1.2.1 Les nouveaux mouvements socio-économiques
1.3. Définitions
1.3.1 Le commerce équitable et le comportement économique alternatif
1.3.2 La consommation comme action sociale
1.4 Un nouveau modèle de développement?
II. Structure d’opportunité et réseaux solidaires au Mexique et au Chili.
2.1 L’émergence des réseaux solidaires au Mexique et au Chili.
2.2 Naissance de la conscience sociale.
2.2.1 L’espace politique
2.2.2 L’espace économique
2.3 Les moyens d’action et les Organisations non-gouvernementales
Conclusion
Références bibliographiques
Introduction
La mondialisation, comprise comme le degré supérieur d’intégration des acteurs et des forces économiques (Touraine 2003), a eu nombre de conséquences sur les sociétés, les marchés, les communications et aussi sur le processus de prise de décisions des États. Une des conséquences a été la désintégration des acteurs traditionnels associés au modèle d’État national centralisé. Une autre a été l’explosion des identités communautaires ainsi que l’émergence des mouvements contre le pouvoir transnational.
D’autre part, le paradigme structurel de l’action collective est en voie d’épuisement (Garreton, 2002). En effet, et en accord avec Touraine (2003), l’ébranlement des anciennes structures autant régionales qu’internationales -telles que l’affaiblissement de l’État centralisé et la rupture des liens entre le l’État et la société – a permis l’émergence de nouveaux types d’action collective. Ainsi, étant donnée que L’État s’est montré de plus en plus incapable d’accomplir ses fonctions en tant que source de bien-être social, les acteurs sociaux eux-mêmes ont décidé de prendre en main des initiatives visant l’amélioration des conditions de vie.
Au lendemain de la chute de l’Union soviétique, les préoccupations militaires et stratégiques ont perdu leur importance. En même temps, les transformations économiques et les avancées technologiques ont entraîné des modifications importantes dans les patrons de consommation et de communication. Une des conséquences a été la transformation de la société en société civile et une prise de conscience graduelle des problèmes d’autrui. D’ailleurs, l’affaiblissement, voire la crise, des institutions politiques ont rendu ce processus de mobilisation sociale plus visible (Touraine 2003). Les cas du Mexique et du Chili en sont un exemple. Depuis au moins une décennie, à l’aide d’autres organisations, la société civile s’est graduellement réveillée et est en train de mettre sur place un réseau d’économie solidaire très vaste. Ce processus va à l’encontre de la libéralisation économique et est à l’origine d’une régulation propre. Ainsi, tandis que la pensée capitaliste impose sa logique partout, il existe des « fortes tendances et des actions tout aussi nécessaires qui visent à créer ou recréer des liens entre l’économie et l’ensemble de la société. » (Touraine 2003 : 9) Le triomphe de la globalisation a donc entraîné des mouvements sociaux d’opposition très répandus qui partagent l’idée de redonner le contrôle économique aux acteurs politiques et sociaux.
Il faut noter que pour qu’il existe un mouvement social, il faut d’abord qu’il s’inscrive dans un contexte favorable. En effet, selon l’approche du processus politique soutenu par Hipsher (1998), les mouvements sociaux sont des phénomènes cycliques. L’impact de leur institutionnalisation varie selon les cas et dépend du contexte politique. L’institutionnalisation représente la dernière partie du mouvement. Ce modèle se base sur l’idée que le développement des mouvements sociaux dépend des institutions politiques, des configurations de pouvoir, et d’autres facteurs exogènes au mouvement (structure d’opportunité politique, comme l’ouverture, par exemple). En fait, la « ressuscitation » de la société civile aura lieu lorsque les coûts de l’action collective baisseront et que la contestation sera permise. Nous allons analyser dans ce texte des événements qui ont stimulé la naissance de la conscience civile au Chili et au Mexique. Dans le cas du Chili, la société s’était déjà mobilisée contre la dictature pendant les journées de mobilisation de 1983 à 1987. De plus, d’autres mouvements moins visibles avaient déjà établi un réseau solidaire qui a été repris plus tard par le mouvement consommateur. En ce qui concerne le Mexique, la société civile est restée assez longtemps immobile. Une catastrophe naturelle a été nécessaire pour réveiller l’esprit des Mexicains : le tremblement de terre de 1985. La paralysie du gouvernement a d’une certaine façon stimulé l’action citoyenne et a crée des liens de solidarité. À l’image de Touraine (1989) qui explique la mobilisation sociale par les crises économiques, un autre type de crise, une crise naturelle, a dans ce-cas eu le même effet catalyseur. D’autres facteurs, comme le mouvement zapatiste, ont aussi eu un effet stimulant.
Notre travail va porter sur un type spécifique de mouvement social : le commerce équitable. Il s’agit bien sur d’une forme très subtile de mouvement social qui n’est pas aussi visible que pourrait l’être une manifestation ou un mouvement de contestation sociale. Pourtant, le commerce équitable partage les caractéristiques d’un mouvement social dans le sens qu’il s’inscrit dans une initiative de la société civile, permettant la reformulation d’un modèle de développement économique et la redéfinition d’un modèle de modernité, ainsi que la démocratisation sociale et la lutte contre l’exclusion. De même, ce mouvement vise à créer des liens entre l’économie et l’ensemble de la société, tel que Touraine (2003) l’a énoncé. Nous tenterons donc d’esquisser quels sont les facteurs internes qui ont permis la mise en marche d’un projet de commerce équitable au Chili et au Mexique, notamment en ce qui concerne l’établissement des liens solidaires. En ce sens, nous n’allons pas analyser les mouvements comme tels, mais en tant que créateurs de rapports de solidarité.
Ensuite, puisque notre travail se base sur le continent américain, notamment au Chili et au Mexique, l’accent sera mis sur les mouvements socio-économiques en général, et sur les mouvements dans ces deux pays en particulier. Notre but n’est pas de faire un exposé exhaustif de tous les mouvements qu’il y a eu dans ces deux pays, ni d’analyser les causes et les conséquences du commerce équitable dans la région, mais d’expliquer quels ont été les facteurs sociaux qui ont permis la création, même germant, d’un réseau équitable dans les deux pays. Nous allons avancer l’hypothèse que le commerce équitable au niveau national dans ces deux pays a été possible grâce à l’existence d’un réseau solidaire préétabli. Nous allons ajouter l’argument lancé par Touraine (1989) qui explique la naissance des mouvements sociaux par les situations de crise, surtout, mais pas uniquement, de crise économique.
Notre travail sera divisé en deux parties principales. Le cadre analytique et les approches utilisées seront exposés d’abord afin de mieux encadrer le sujet. Dans cette première section nous allons présenter les concepts principaux des mouvements sociaux en général, et des mouvements socio-économiques en particulier. Ensuite, nous allons donner les définitions pertinentes afin de comprendre les concepts de base, notamment les principes du commerce équitable, sur lesquels se base le comportement économique alternatif. Nous allons terminer cette section avec un défi double. Il faut d’abord montrer quels sont les aspects qui font du commerce équitable un mouvement socio-économique. Ensuite, nous allons nous attarder sur le commerce équitable en tant que pratique nouvelle liée au développement. Autrement dit, dans quelle mesure le commerce équitable représente une alternative de développement au-delà des pratiques néo-libérales.
La deuxième partie sera consacrée à l’analyse comparative entre les deux pays, portant sur l’origine des mouvements sociaux nationaux. Étant donné la difficulté à bien saisir le moment de la « naissance de la conscience civile, » nous allons considérer quelques événements clé comme les cycles de protestation au Chili contre le régime de Pinochet ou l’organisation civile lors du tremblement de terre au Mexique en 1985 et la crise de la dette. En dernier lieu, l’accent sera mis sur les acteurs clé de la société civile, soit les organisations civiles et les Organisations non-gouvernementales (ONG) nationales, en tant que représentants de la population et promoteurs du commerce équitable local. Le cadre analytique servira de base en tout temps pour cette section de notre travail. La dernière partie sera consacrée aux conclusions.
I. Approche analytique
1.1 Les mouvements sociaux
Définir le concept de mouvement social nous confronte à une difficulté, celle de décrire la société en tant que telle. Touraine (1973 : 307) avertit que « il ne faut pas prendre la société pour ce qu’elle est, pour ses formes d’organisation et ses règles de fonctionnement ». En réalité, selon cette approche, le comportement social est le résultat « des conflits et des transactions […] entre des classes et des forces sociales dérivées d’elles et […] des auteurs ». Ainsi, la notion de conduit sociale est plus large que le jeu des acteurs dans un cadre institutionnel et organisationnel. Les mouvements sociaux deviennent donc des processus dans lesquels la société s’organise dans le temps. Le facteur historique est important. La définition de Touraine (1973) de mouvement social est ainsi « l’action conflictuelle des agents des classes sociales luttant pour le contrôle du système d’action historique. » Il faut noter aussi qu’un des fondements des mouvements sociaux est l’existence d’un adversaire afin de légitimer la remise en cause d’un acteur dominant. Finalement, les mouvements sociaux ne sont identifiables que s’ils sont soutenus par une action collective durable.
La définition des mouvements sociaux n’est pas nouvelle. En fait, Marx et Engels ont déjà compris le problème de l’action collective comme étant ancrée dans la structure sociale et Lénine et Gramsci ont dégagé le rôle des opportunités politiques, de l’organisation et de la culture (Tarrow, 1994 : 11). Touraine (1973) ajoute que les revendications issues des mouvements sociaux sont l’effet d’une crise[1]. Ainsi, des efforts de reconstruction de la société suivent ces crises afin de retrouver une situation de « normalité. » Dans notre cas d’étude, le commerce équitable est justement le résultat des efforts visant à mettre fin à la crise des prix des produits primaires et de leur fluctuation, ainsi qu’à soulager la chute de niveau de vie des petits producteurs.
Le problème de base pour l’organisation des mouvements est d’abord l’hétérogénéité des motivations. De même, un autre aspect à considérer est le problème d’adhésion au
groupe, surtout dans notre étude. En effet, il est très difficile de mesurer la participation de la population civile en tant que consommateurs, par exemple. En ce sens, notre analyse sera plus centrée sur le rôle des organisations civiles. Nous allons de même montrer les trois caractéristiques des mouvements sociaux de Tarrow (1994) tout en mettant l’accent sur la première: la convention, la mobilisation des structures et le consensus dans la mobilisation. Le premier fait référence aux conventions générales comprises par la population et qui ont leurs origines dans des mouvements précédents. La thèse de base est que les nouveaux mouvements sont liés aux traditions particulières des pays. Le deuxième concept traite de la création de réseaux et de l’institutionnalisation des mouvements à l’aide des leaders. Finalement, le dernier repose sur la confiance et la coopération qui sont générées à l’intérieur du groupe. Afin de mieux placer les organisations civiles, nous allons donner une dernière définition, celle d’acteur. Selon Touraine (1973), l’acteur se défini à l’intérieur d’une organisation encadrée par de règles, de coutumes et de besoins. C’est lui d’abord qui dénonce l’injustice.
1.2 Nature et évolution des mouvements sociaux
Il faut d’abord analyser la nature des mouvements sociaux, ses objectifs politiques et son rapport avec l’émancipation sociale et l’évolution historique. Dans les années soixante, les mouvements sociaux étaient considérés comme des déviances, comme des comportements non-conformistes. Pendant longtemps, l’action collective et les acteurs sociaux ont été expliqués à la lumière du paradigme en cours. C’est-à -dire, selon les présupposés qu’il existait une unité entre la structure et l’acteur, que la structure dominait sur l’acteur et lui imposait les axes d’action. Pourtant, ce paradigme n’est plus en accord avec la réalité, notamment à causes des transformations de la structure même. Ainsi, selon les sociologues de la théorie de la mobilisation de ressources[2], les mouvements visent désormais à faire le lien entre la possibilité de disposer des moyens et la capacité de les exploiter via des stratégies qui conduisent à la réussite des intérêts communs. L’intention de base est donc de défendre les intérêts des membres exclus du système.
1.2.1 Les nouveaux mouvements socio-économiques
Les nouveaux acteurs dirigent les protestations vers des questions à portée universelle comme la sauvegarde de la paix, des droits de la personne, de l’environnement, de l’équité, etc. Le mandat est donc collectif. (Farro 2000) et la problématique a changé. La lutte sociale, juxtaposée aux luttes pour la citoyenneté ou l’action ouvrière pendant le capitalisme industriel ne sont plus considérées. Melucci (1991) analyse les facteurs qui ont influencé la formation et la composition des nouveaux mouvements. Le premier est d’ordre structurel. Il comprend le modèle de croissance de l’entreprise qui est basé sur la croissance économique illimitée. Il peut entraîner la marginalisation d’une partie de la population sur le marché de travail. Il et se base sur le modèle de production et sur le modèle d’éducation et le modèle du monde vécu. Le deuxième facteur est conjoncturel et met l’accent sur l’intensité des crises économiques et sur le manque d’action des gouvernements locaux afin de fournir des solutions. Finalement, la nature des acteurs a changé aussi. Il s’agit maintenant d’une nouvelle classe moyenne, caractérisée par un niveau d’éducation élevé, par une situation économique stable et par une bonne connaissance des institutions économiques et politiques.
Dans le même sens, Offe (1997) soutient que les caractéristiques du capitalisme actuel expliquent la montée de nouveaux mouvements sociaux. Les réponses aux problèmes sont désormais cherchées à l’intérieur même de la société, étant donné que les institutions politiques ont été incapables d’offrir une solution. Ainsi, la société s’organise, mais cette fois-ci à travers un mode de constitution très peu hiérarchisé. En effet, « les partis politiques sont de plus en plus conçus comme des "entreprises politiques", tandis que les demandes sociales trouvent à s’exprimer plus directement grâce à des mouvements sociaux bien distincts des partis » (Touraine 1984 : 67). Offe (1997) ajoute que le but est de construire une société civile indépendante de la régulation et du contrôle étatique. D’autre part, Tarrow (1994), définit les mouvements sociaux comme des défis collectifs pour des personnes qui partagent des buts communs et de la solidarité en interaction soutenue avec les élites, les adversaires et les autorités[3]. Il existe quatre propriétés empiriques à la lumière de cette définition : le défi collectif, les buts communs, la solidarité et l’interaction soutenue. Nous allons retenir la troisième puisqu’elle est la plus utile pour notre exposé. La solidarité représente la reconnaissance des objectifs en commun et devient donc le moteur des mouvements sociaux. Elle concerne aussi les rapports que les groupes développement dans la lutte (Seguier 1983). Il faut ensuite créer des liens de solidarité ou d’identité entre les membres. Cet aspect est particulièrement important pour notre sujet car la substance du commerce équitable y repose.
Pour conclure cette section, nous allons avancer les approches analytiques exposées par Garreton (2002) qui pourront servir de base à la création d’un nouveau paradigme de l’action collective en Amérique latine. Cet auteur définit différents niveaux d’analyse: celui du comportement individuel et des relations interpersonnelles, les niveaux organisationnels et institutionnels, ainsi que la dimension historico-structurelle. Les domaines d’action sociale définis sont les chemins que les individus prennent afin d’accomplir leurs besoins : économie, gouvernements et institutions, formes d’organisation sociale, relations de pouvoir ainsi que cadre éthique et représentation symbolique.
1.3 Définitions
1.3.1 Le commerce équitable
Le commerce équitable trouve ses origines en Europe, dans un petit réseau d’associations religieuses qui vendaient de l’artisanat provenant des pays en développement, notamment des sociétés les plus démunies, afin de les aider à améliorer leur qualité de vie. Il s’institutionnalise en 1988 lors de la création du premier label équitable dans les Pays- Bas, sous le nom de Max Haavelar[4] (Roozen et Van der Hoff 2002). Les critères à remplir pour qu’un produit soit dit « équitable » sont : l’établissement d’une relation directe entre le producteur et l’acheteur ; la pratique d’un prix juste (qui couvre les coûts de production) ; une rémunération additionnelle via un « sur-prix » ; un préfinancement de 60% de la part de l’acheteur et l’établissement de contrats à long terme. La base idéologique du commerce équitable repose sur la création des rapports entre les consommateurs conscients et les petits producteurs, ainsi que sur la création d’un marché parallèle qui permet aux producteurs de se sortir du cercle vicieux de la pauvreté et de l’endettement. Le commerce équitable repose non seulement sur la mise en place des réseaux sociaux, mais sur la prise de conscience des consommateurs et sur la solidarité. Tel que signalé par Xiberras (1993 : 164) « l’enjeu de la société post-industrielle vise à modifier, et donc à agir sur, les fins de la production. »
Il faut noter que même si ce type de commerce alternatif a été crée originalement pour favoriser les producteurs dans le rapport international Nord-Sud, nombre de pays en développement se sont rapi
dement engagés dans l’établissement des réseaux équitables nationaux. Le Mexique, par exemple, a été le premier pays à instaurer son propre label.[5] D’ailleurs, quelques organisations civiles se sont attardées sur la diffusion des produits autres que ceux qui sont « certifiés », c’est-à -dire, qui sont susceptibles de porter un label. Le but de notre travail, en nous basant sur les préceptes du commerce équitable, est donc de voir comment les organisations civiles dans nos deux pays concernés, ont été capables de créer et de récréer ces réseaux et quels sont les facteurs qui permettent une réponse positive de la population en générale.
Il est intéressant de noter que le commerce équitable, dans sa version de la réduction de la chaîne commerciale, soit l’achat direct du producteur, n’est pas un phénomène nouveau. Déjà Wieviorka (1977) présente la consommation comme une force politique basée sur cet achat direct depuis les années 50 Elle répondait à l’époque à une réaction des paysans qui cherchaient à écouler leur production tout en évitant les circuits classiques qui rendaient les prix donnés aux producteurs dérisoires. L’action des paysans répondait non seulement à une situation qui leur rendait la vie de plus en plus difficile, mais aussi à la dénonciation des firmes agroalimentaires et des intermédiaires. La revendication principale était l’obtention d’un juste prix pour leur travail. On peut comprendre que l’on retrouve le même principe de base chez le commerce équitable. L’exemple exposé par ces auteurs est celui de la « viande en circuit court.[6] » Dans ce cas, les partisans de ce modèle d’achat répondent eux aussi à une revendication politique : le contrôle populaire, l’autogestion et le renforcement des liens de solidarité.
1.3.2 La consommation comme action sociale
Afin d’expliquer le lien entre le commerce équitable et les mouvements sociaux, nous nous permettons d’utiliser les arguments de Wieviorka (1977 : 10),
« si l’on admet que les rapports sociaux ne font pas que se reproduire automatiquement […] qu’ils éclatent ou se renforcent sous l’action de diverses forces qu’il serait abusif de réduire à ce que Lefebvre a pu appeler naguère les "groupes partiels’ (les jeunes, les femmes…), pourquoi ne pas envisager la consommation sous l’angle des transformations du système social dont elle est peut-être porteuse ? »
Même si le discours de cet auteur repose sur les entraves marxisme-capitalisme et sur la consommation comme revendication de classe, ses postulats de base nous paraissent utiles pour présenter le commerce équitable comme mouvement social. Ainsi, Wieviorka (1997) signale que les revendications faites par les consommateurs deviennent une nouvelle version de l’intérêt collectif. Touraine (1984 : 176) ne s’étonne pas du fait que « les nouveaux conflits sociaux ont fait parvenir de manière spectaculaire des consommateurs… » Toutefois, il faut noter que notre travail ne porte pas sur les mouvements de consommation impliqués dans la lutte de classe, mais sur un mouvement de consommateurs différent : celui de la consommation dite responsable ou solidaire. Il porte surtout sur le « consumérisme[7] » qui évoque des pratiques diffuses et liées à l’instauration d’un contrôle sur la production tout en affirmant la rationalité économique (Wieviorka, 1997).
Il s’agit donc d’une lutte pour le contrôle de la production de certains biens, notamment contre les grandes entreprises de l’agroalimentaire. Ainsi, « le consommateur politique sape le pouvoir du capital transnational en décidant de ne pas acheter tel produit, mais plutôt tel autre » (Beck 2003 :434). Cette approche propose que l’individualisation et la participation citoyenne encouragent les gens à être plus responsables afin de résoudre les problèmes d’ordre local, voire national ou international[8] (Michelletti 2003). Il est vrai que la consommation comme telle est difficile à mesurer, c’est justement à cause de cela que notre analyse sera concentrée sur l’établissement des réseaux sociaux et sur les organisations civiles qui encouragent le commerce équitable. Néanmoins, il était nécessaire de considérer la pratique des consommateurs : « les pratiques collectives liées à l’achat tendent à renforcer […] des rapports sociaux fondés sur une solidarité née d’une certaine communauté spatiale » (Wieviorka 1977 : 91).
C’est, en fait, la possibilité d’orienter les achats qui donne la capacité aux consommateurs de s’organiser en tant que groupe de pression. Il ne s’agit pas dans ce cas du « boycott » comme exposé par Wieviorka (1977), mais du principe contraire, d’acheter certains types de produits sur la base de la conscience sociale et de la solidarité. L’idée repose sur la mise en cause des rapports de production et de consommation. Cet argument complément les idées exposées par Touraine (1989), lorsqu’il signale qu’il faut encourager une demande qui porte sur des produits nationaux. Il recommande aussi d’investir dans la population.
1.4 Vers un nouveau modèle de développement ?
Le modèle du développement que nous utilisons comme base de notre travail ne se conforme pas à la formule de croissance économique plus redistribution. En réalité, la plupart des pays en développement, notamment en Amérique latine, n’ont pas de vrais mécanismes de redistribution. D’ailleurs, l’État est de plus en plus incapable de fournir les services de base à la communauté. Dans un tel contexte, la société et les petits producteurs ont dû prendre en main leur propre croissance, souvent avec l’aide des ONG ou des institutions internationales. Une conséquence logique a été la reformulation du concept même de développement qui se rapproche du rapport Dag Hammarskjold, en 1975, intitulé What now? auquel réfère Rist (1996) dans son livre. Ce rapport affirme que le développement économique n’est plus un simple processus économique et qu’il doit émerger de l’intérieur même de la société. Par conséquent, il ne peut pas être réduit à une imitation du Nord.
Tout en conservant l’argumentation de Rist, nous allons privilégier un modèle de développement qui renforcent les liens sociaux des différents groupes impliqués et qui inventent d’autres manières d’assurer leur survie. Leur tâche principale est de restaurer l’autonomie politique, économique et sociale des sociétés marginalisées. Ils ne placent plus d’espoir dans les échanges internationaux ni dans l’État. La créativité est donc favorisée et les décisions sont prises par ceux qui sont concernés. Malgré qu’il s’agisse de mouvements minoritaires, ils sont importants et ils reposent sur une conversion du regard porté sur soi. Le modèle dominant n’est plus considéré comme un modèle à adopter et l’imitation de la substitution des importations est aussi rejetée. « La reconstruction du lien social entraîne celle de la solidarité. L’insoumission aux anciens pouvoirs fait apparaître des nouvelles possibilités… » (Rist 1996 : 400). En ce sens, certains secteurs de la population ont créé à l’intérieur de leurs communautés des formules innovatrices d’interaction sociale. Dans le modèle d’économie solidaire, par exemple, le marché est un espace d’échanges équitables qui est considéré comme un moyen de développement plutôt qu’une fin. Selon Esteva (1999), il ne s’agit pas d’une réaction au libre marché mais d’une tentative de survie qui donne un sens différent au potentiel humain. Or, une fois les méca
nismes en place, les membres se sont rendu compte de leur potentiel et ont découvert les moyens de se sortir de la misère. Seule la contrepartie manquait : une société civile consciente et solidaire. Cet aspect sera le centre d’analyse de la section suivante.
[1] La crise se manifeste par « l’éclatement, les comportements anomiques, la démoralisation, le retrait, l’apathie ou la révolte contre une organisation […] incapable de répondre aux besoins de la société moderne » (Touraine 1973).
[2] La théorie de la mobilisation des ressources a été développée par McCarthy et Zald (1977) et permet d’avoir une nouvelle approche en termes de processus de mobilisation. Leur étude permet de dégager les conditions d’émergence d’un mouvement social. En fait, cette approche considère les mouvements comme faisant partie de la société.
[3] Traduction libre : “collective challenges by people with common purposes and solidarity in sustained interaction with elites, opponents and authorities", Tarrow 1994, pp. 5-6
[4] La création d’un label permet aux consommateurs d’identifier les produits équitables dans des magasins autres que les petites boutiques spécialisées.
[5] Voir « Comercio justo México », www.comerciojusto.com.mx
[6] Pour un description plus vaste de ce sujet, voir Wieviorka, Michel (1977), L’État, le patronat et les consommateurs, PUF, Politiques, pp. 99-102
[7] Ce mot dérive de l’anglais consumerism, qui évoque des pratiques diffuses et liées à l’instauration d’un contrôle sur la production tout en affirmant la rationalité économique (Wieviorka, 1997). Dans notre cas, il s’agit d’une lutte pour le contrôle de la production de certains biens, notamment contre les grandes entreprises de l’agroalimentaire.
[8] Le commerce équitable a bien sur une dimension transnationale très importante, mais qui ne sera considérée par le cadre de notre analyse.
Datos para citar este artículo:
Ana Isabel Otero Rance. (2005). Les mouvements socio-économiques au Mexique et au Chili: la création de réseaux solidaires et le commerce équitable (1). Revista Vinculando, 3(1). https://vinculando.org/comerciojusto/comjusto_mexico_chili.html
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